Et combien vaut un nom de domaine ? La question passionne les acteurs économiques du second marché, mais elle se pose sur un plan comptable dans les mêmes termes que pour la marque IKEA. C'est l'occasion d'évoquer un jugement du Tribunal administratif de Montreuil rendu le 9 février 2012, dans un contentieux fiscal.
Le litige début à l'occasion d'une vérification de comptabilité de la société eBay France. A l'issue de ce contrôle, l’administration a réintégré au bilan de la société la valeur vénale estimée du nom de domaine ebay.fr au titre des immobilisations incorporelles. Cela a eu pour premier effet d'élever le volume des résultats imposables de la place de marché. Mais cela a aussi eu une deuxième conséquence : l'administration fiscale a tenu compte du fait que la filiale française avait mis ce nom à la disposition d'eBay International AG (société de droit suisse) qui l'exploitait, pour considérer qu'il y avait eu transfert de bénéfices, qu’elle a qualifié de distribution occulte (au sens de l’article 111-c du code général des impôts). La société eBay France a contesté ces redressements devant la juridiction administrative. La décision rendue est intéressante à plus d'un titre.
eBay France prétendait qu'on ne pouvait tirer de revenu d'un nom de domaine en le faisant exploiter par un tiers. Analysant la charte de nommage de l'AFNIC, le tribunal va estimer que le droit d’usage sur le nom ebay.fr "est constitutif d’une source potentielle de revenus et doté d’une pérennité suffisante pour la personne à qui il est attribué". Pour ce faire, le tribunal observe que "l’attribution du droit d’usage est renouvelable tacitement à chaque date anniversaire pour une durée similaire, le nombre de ces renouvellements, pour lesquels le titulaire dispose d’une priorité, n’étant pas limité". En conséquence, le nom de domaine ebay.fr doit être vu comme "un élément d’immobilisation incorporelle qui devait figurer à l’actif du bilan de la société requérante, sans qu’il soit nécessaire pour le qualifier ainsi de se prononcer sur la cessibilité du nom de domaine qui en est à l’origine". Voilà de quoi nourrir la réflexion de tous ceux qui s'intéressent à la valorisation comptable des noms de domaine ; attention, cependant, la qualification est relative aux (seuls) noms en .fr.
eBay France essayait d'ailleurs de tirer argument de l'incertitude de qualification des noms en .fr. On sait qu'il existe des décisions ou de la doctrine les qualifiant de ressources publiques. La société soutenait qu'elle utilisait ebay.fr par l'effet d'une autorisation administrative, ne pouvant donc en faire une immobilisation corporelle. Le tribunal ne l'entend pas de cette oreille :
Considérant que si l’attribution du droit d’usage d’un nom de domaine est une prérogative de l’AFNIC soumise au respect de la charte de nommage, elle ne constitue pas pour autant une autorisation administrative ; que la société eBay France ne peut par suite utilement soutenir, sur le fondement des règles du plan comptable général alors en vigueur, qu’elle ne pouvait figurer à l’actif du bilan, faute d’être un élément du patrimoine de la société requérante
eBay France arguait enfin qu'elle n'avait reçu aucune redevance en contrepartie de la mise à la disposition de sa maison-mère du droit d’usage du nom de domaine ebay.fr. Si cette mise à disposition pouvait être justifiée par ses intérêts propres, eBay France aurait peut-être pu obtenir gain de cause sur l'inexistence de transfert de bénéfices à l’étranger (article 57 du code général des impôts). Mais le juge considère que le fait que la société mère a remboursé les frais d’enregistrement du nom de domaine n'est pas suffisant. L'administration fiscale pouvait donc réintégrer dans les résultats imposables d'eBay France le montant de la redevance qu’elle n’avait pas perçue. Pour ce faire, l'administration fiscale a procédé à une évaluation, dont le montant ne figure pas dans la décision.
Le nom de domaine ebay.fr avait déjà fait l'objet d'un contentieux singulier devant les juridictions françaises. Des sociétés françaises l'avaient enregistré à la fin des années 90, probablement pour "barrer la route" à la société américaine à son arrivée sur le marché français. La Cour d'appel de Paris avait débouté eBay de son action en revendication de ce nom. Plus tard, eBay rachètera l'une des sociétés qu'elle avait attaquée dans cette procédure, et mettra ainsi la main sur le nom convoité. La forte valorisation de ce nom de domaine à l'occasion de la cession a visiblement laissé des traces, attirant l'attention de l'administration fiscale quelques années plus tard...